“ Notre angoisse face au bonheur ” ? Que voulez vous dire ? Nous sommes la seule civilisation à avoir troqué le Salut pour le Bonheur. Saint-Just le disait bien : « le bonheur est une idée neuve en Europe ».
En attendant, les États-Unis considèrent l'Europe comme le paradis de la bureaucratie sociale-démocrate et la Chine estime qu'elle est une sorte de grand parc d'attractions rempli de monuments historiques. On est loin du modèle qui serait envié par le monde... Je n'en suis pas aussi sûr que vous ! La planète entière a bien conscience que le capitalisme financier n'est pas un idéal, que cette force économique qui se croit sans limites fait n'importe quoi, on l'a bien vu ces dernières années. L'être humain sent très bien qu'il a besoin d'autre chose. Entre autres d'intériorité et - disons-le - de spiritualité, loin de l'incessante course contre la montre pour faire toujours plus, et du temps saccadé comme dans les spots publicitaires.
Tout cela est bien beau, mais vous semblez oublier le nombre incroyable de crimes dont l'Europe est responsable : la conquête du Mexique, l'esclavage, la colonisation, la Shoah... Absolument pas, et j'évoque très clairement ce point dans mon livre. J'ajoute d'ailleurs à votre liste le Goulag venant de feu l'URSS, l'une des marches de l'Europe. Le problème est effectivement que l'Europe s'est reconstruite au milieu du XXe siècle sur une base uniquement économique, dans une frénésie de consommation. Elle ne s'est pas posée la question des origines de la Deuxième Guerre mondiale. Plus généralement, elle ne s'est jamais vraiment interrogée sur le point de savoir comment sa culture profondément humaniste a pu produire toutes les horreurs que vous citez au cours des siècles. Elle n'a jamais fait acte de repentance. Elle ne s'est - hélas ! - jamais agenouillée pour demander pardon, comme Willy Brandt l'avait fait en son temps.
Vous écrivez que le futur ne réside pas dans une Europe qui serait une puissance. Pourquoi ? On a déjà donné ! Il est nécessaire d'interroger l'Europe-puissance. L'a-puissance n'est pas l'impuissance.
Vous voyez l'Europe sous la forme d'un soft-power ? Exactement ! L'Europe ne représente que 500 millions de personnes sur 7 milliards de terriens, et 9 milliards en 2050 et 11 en 2100, demain, mais son influence reste considérable. Elle a à tirer les leçons de son histoire et de sa capacité à concilier diversité et unité pour proposer aux autres peuples un nouveau partenariat fondé sur le contrat et la réciprocité.
Vous écrivez que l'Europe est à la fois une éponge et un voltmètre... Absolument ! L'Europe s'est créée à partir d'héritages très variés et très riches : la Grèce pour la démocratie, Rome pour le Droit et la Justice, cette synthèse ayant été fécondée par les trois monothéismes, chacun à sa façon, et ayant abouti à la pensée rationnelle, laïque. C'est cela son côté éponge. Le côté voltmètre vient du fait que cet héritage est toujours sous tension.
Revenons aux élections européennes du printemps prochain. Vous craignez une percée des partis populistes et souverainistes qui pourraient détricoter tout ce qui a été fait depuis 1950. Les derniers sondages donnent un tiers des voix aux partis de centre droit, un tiers aux partis de centre gauche et un tiers aux partis populistes et souverainistes. Je ne crois donc pas que ces derniers puissent remporter la majorité au Parlement européen en 2014. Le problème fondamental va cependant demeurer : l'Europe d'aujourd'hui est illisible, incompréhensible, coupée des réalités, n'offrant pas d'espérance. Le populisme et le souverainisme se nourrissent de cette situation, comme l'abstentionnisme d'ailleurs.
“ Il est toujours plus tard que tu ne crois ” dit un proverbe. Vous ne croyez pas qu'il est bien tard - et même trop tard - pour l'Europe ? Il est vrai que la tendance lourde qui commande en grande partie les sociétés humaines, c'est-à-dire la démographie, ne nous est pas favorable. Ceci étant, des élections vont se tenir dans quelques mois dans toute l'Europe et 500 millions de personnes sont concernées. 500 millions, c'est énorme ! Le Parlement européen est une force parfaitement légitime et lui seul peut nous faire passer le cap difficile que nous connaissons aujourd'hui. Il faut que le Parlement européen refonde l'Europe et dépasse l'opposition habituelle entre la logique fédérale et la logique intergouvernementale. À lui d'assumer totalement le rôle qui doit être le sien : porter les espoirs du peuple des Européens, s'appuyer sur la personne pour mettre au cœur de l'action la solidarité et la bienveillance, offrir un nouveau partenariat au monde, s'ériger enfin en Assemblée constituante.
C'est un véritable programme électoral ! Pourquoi pas ?
Un projet pour l'Europe – Plaidoyer pour une refondation L'Harmattan, 167 pages, 17 €
Une rencontre avec l'auteur aura lieu le jeudi 14 novembre à partir de 18h au restaurant La Canaille - 4, rue Crillon Paris 4e.
